CRITIQUE D’ART

CRITIQUE D’ART
CRITIQUE D’ART

Alors que l’histoire de l’art ne trouve sa définition la plus pertinente que dans une histoire regroupant des concepts, des méthodes, et participe, selon les époques, de la chronique, de la philosophie, des sciences de la nature ou de la sociologie, le fait le plus caractéristique de la critique d’art est d’abord son peu d’extension (elle ne s’affirme guère qu’au XVIIIe et au XIXe siècle) par rapport à tout autre type de réflexion sur l’art; elle est encore, de façon assez paradoxale, rattachée dans sa pratique à l’esthétique et à l’histoire de l’art. On sait en effet que ce qui domine dans l’esthétique hégélienne, ce n’est pas une conception de l’histoire de l’art, mais le fondement possible d’un jugement esthétique. Néanmoins, et sans doute est-ce encore un trait révélateur, la critique d’art du XIXe siècle français s’est constituée comme une sorte de marge de l’hégélianisme, doublant en bien des points le préhégélianisme de Diderot. Les deux pôles entre lesquels oscille cette pratique jalouse de son objet sont l’histoire de l’art et la littérature, cette dernière devant fonder en dernière instance la justesse d’un rapport dans l’interprétation.

Histoire de l’art et critique d’art

Paradoxalement, une critique d’art est une histoire de l’art amputée de l’histoire: c’est une de ses définitions possibles. Et c’est bien la conclusion que l’on peut tirer, par défaut, de l’ouvrage de Lionelo Venturi: on ne peut faire l’histoire de la critique d’art que sous le nom de l’histoire de l’art, la logeant en dernier recours dans les lacunes de celle-ci, ou sous le titre peut-être plus juste de «littérature artistique», donnée par Schlosser. Quelle qu’en soit la dénomination, elle est d’abord histoire des concepts qu’elle emprunte. À ce qui n’a été dans sa grande période (que suffiraient presque à couvrir les deux noms de Diderot et de Baudelaire) qu’un genre littéraire, il faut donc reconnaître à la fois la communauté d’un objet et une sorte d’anticipation théorique.

Ce qui est en effet caractéristique de toute l’histoire de l’art, c’est que les traits retenus comme traits distinctifs des œuvres ne sont jamais purement descriptifs mais en grande partie prescriptifs: il n’est pas possible de poser à la fois des règles et leurs exceptions; l’histoire de l’art est aussi théoriquement (par une nécessité qui fait se rencontrer Winckelmann, Lessing, Goethe) une critique d’art. L’histoire définit une normalité de ses objets, mesurée sur les périodes les plus longues: les traits retenus pour une période n’en sont caractéristiques que parce qu’ils sont distinctifs par rapport à ceux de toutes les autres périodes. Si une œuvre enfreint ces traits, elle s’oppose à une normalité de l’histoire, c’est-à-dire à «un ordre logique intérieur au développement historique», comme l’écrivait en 1847 Jules Renouvier. C’est déjà en vertu de ce principe d’une perfectibilité dans l’histoire, posée par Vasari, que Diderot reproche aux peintres de faire de mauvais Véronèse ou des copies maladroites de Carrache. Tel sera aussi le principe de classification descriptive retenu par Wölfflin, ou les critères d’attribution de Morelli: une partie caractéristique d’une œuvre est ce qui peut être désigné par son référent. Si ce sont les détails qui peuvent faire l’objet d’une histoire de l’art, lui permettre de s’articuler, c’est aussi leur mauvaise distribution, leur incongruité qui sollicitent le jugement de Diderot dans ses premiers Salons . Mais cette articulation sur le détail répond encore à une nécessité naturelle de la description et de la dénomination, la plus petite forme mesurant en quelque sorte l’élément irréductible, le véritable «mot» d’un discours plastique. Et Morelli le prend en ce sens: un trait n’est véritablement expressif que dans une forme ou un détail, en tant donc qu’il correspond aux unités minimales d’un discours. Il reste que cette saturation par le détail a toujours été liée à une organisation de type «monématique» c’est-à-dire à une impossibilité d’atomiser le référent. C’est la contradiction capitale, angulaire, d’une sémiotisation «naturelle» de la peinture, et qui posera justement les plus grands problèmes au critique d’art moderne, puisque l’histoire de l’art et la critique d’art ont pu vivre sur l’idée que le référent était toujours donné avec l’œuvre, dans un redoublement de la nature ou de son aspect.

Cette histoire, comme la critique qui fait fond sur elle, s’inscrit toujours dans une histoire générale du donné: les traits, prescriptifs ou descriptifs, se rapportent à un donné qu’il faut classer (impliquant donc une conception entièrement comptable de l’histoire et du jugement). Et si les objets de l’histoire de l’art ont été à la fin du XIXe siècle les éléments derniers de la comptabilisation, c’est justement en tant que donnés et non produits; ainsi le sujet, étant par définition toujours à l’origine de ce qu’il produit, serait en dernière instance le seul déterminant. La critique de personnalité ou d’individualité est curieusement rattachée à toute une conception microgénétique des œuvres: ce sera, de façon caractéristique, l’insistance des Goncourt sur les mains dans l’œuvre de Watteau et, avec eux, pour Diderot, le fait que le dessin, s’il concourt moins que le coloris à la réputation d’un artiste de son vivant, peut la transmettre à la postérité; ce qu’il conserve de la peinture, c’est la description (ce qui en était la définition chez Aristote): «... la couleur d’un morceau de peinture passe. La réputation d’un grand peintre ne s’étend souvent parmi ses contemporains et ne se transmet à la postérité que par les qualités que la gravure peut conserver.».

Iconologie

Cette pratique de la description, du jugement, n’est en fait possible que parce que la critique d’art (de par son statut extérieur, cette critique est aussi un genre littéraire) est supposée apporter à l’œuvre le supplément qui lui fait défaut; comme si à l’œuvre il fallait – pour compenser la résorption du sens dans l’effet pictural – ajouter le texte dont elle est l’absence et la sollicitation; ainsi s’explique l’institution des «salonniers» pendant deux siècles de peinture, relayant celle des académies. Cette apparente naïveté est encore celle de Diderot déclarant que ce qui accroît le mérite de Chardin est le grand talent avec lequel il parle de son art. Et cette théorie du sens «supplémentaire» a sans doute été le plus justement formulée par Panofsky, faisant ainsi de lui le grand théoricien de cette critique d’art.

La méthode interprétative, dont la critique d’art représente une utilisation et, si l’on veut, une définition «sauvage», est illustrée de façon exemplaire dans l’article de Panofsky sur le Sol justitiae de Dürer («Dürers Stellung zur Antike», Vienne, 1922). La gravure de Dürer est caractérisée par sa possibilité de permutation à l’intérieur d’un champ iconographique dessiné par l’iconographie allemande de la fin du XIVe siècle; les mêmes traits sont présents dans l’iconographie islamique, dans les représentations astrologiques et dans les dictionnaires d’iconologie (il est aussi à observer que la critique d’art a succédé à ces dictionnaires qui, comme l’Iconologia de Ripa, donnaient à la fois les règles de la figuration et de l’interprétation). Panofsky en tire la conclusion que «l’imagination de la fin du Moyen Âge est fortement marquée par la littérature apocalyptique et par l’astrologie gréco-arabe»; le champ iconologique à l’intérieur duquel on peut interpréter Dürer ne voit plus le Soleil dans l’Hélios apollinien de l’antiquité préchrétienne, mais sous la forme d’un démon astrologique posant la figure du Juge de l’Univers. La lecture de la gravure se fera donc littéralement, selon un texte qui détient finalement le sens de la représentation. Toutes les représentations se lisent les unes dans les autres, parce qu’elles sont co-occurrentes dans le champ qu’elles définissent et que chacune d’elles est prescriptible par rapport à toutes les autres. En dernière instance, ce qui sera donc caractéristique de Dürer, ce sera son génie, soustraction faite d’un sens qui n’apparaît que dans la lecture iconologique correcte. L’histoire n’est ici que le terrain sur lequel les représentations apparaissent et où, n’étant jamais isolées, elles suturent des champs iconologiques au fond des espaces de la signification: le seul système dont relèvent les arts plastiques n’est jamais qu’un système de l’interprétation, qui doit reconstruire pour chaque représentation un domaine iconologique à peu près exhaustif. Le champ ainsi délimité se caractérise, par une sorte d’équation d’équivalence, c’est-à-dire qu’il n’est jamais conçu comme le champ d’une production idéologique: il est entièrement saturé par des fonctions d’interfigurabilité de tous les termes qui le définissent. Et c’est exactement ce dont la critique d’art se fait la pratique sans concept; en ce sens – à la fois par la définition de facto d’un champ d’interprétation et par la postulation d’une supplémentarité du sens – Panofsky a pu reconnaître en Galilée un critique d’art dans les lettres où ce dernier juge les poèmes du Tasse en fonction d’une technique picturale (perspectives, anamorphoses), avec le postulat sous-jacent de l’ut pictura poesis . Ici encore la rigueur historique est entièrement constituée dans une théorie de l’interprétation: aucun objet n’est intelligible si on le situe en dehors du champ qui est celui de sa caractérisation par contamination des termes symboliques. Il en est de même de la structure des œuvres: les niveaux d’interprétation de Panofsky sont des niveaux d’accroissement conceptuels et contextuels. Le constituant immédiat (dont relève l’effet pictural et qui sera toujours le terme de tout jugement esthétique, et sur lequel se portera, de Diderot à Baudelaire, la dispute du fini et du non-fini en peinture), dont Panofsky fait l’objet d’une expérience sensible non conceptualisable, accroît ainsi son principe de figurabilité à seule fin de permettre l’interprétation. Là encore, l’objet plastique étant donné, la question de son signifiant ne peut pas se poser (puisqu’une lecture qui le réfère systématiquement à des productions analogues ne permet pas de le construire formellement); l’histoire ne peut intervenir que comme histoire figurative, seulement lue comme le corpus le plus général de la représentation: comme le système de la représentation. Dans le champ logique qui est immédiatement impliqué, il n’y a donc jamais qu’une co-occurrence des objets du champ: ce qui veut dire que le champ iconologique (le domaine régi par un type dominant de représentation) n’est pas un champ historique, mais un champ catégoriel naturellement construit pour suppléer à une improbabilité déclarative des œuvres plastiques. Et c’est peut-être dans cette structure que la critique d’art est possible, dans sa justesse et dans ses abus (jusqu’aux absurdités de R. de Piles distribuant ses blâmes et ses louanges sous forme de notes).

Le signe et le sens

On doit sans doute à Lessing la première tentative de caractérisation du signe pictural dans sa spécificité, par une subdivision des catégories aristotéliciennes de mimèsis (répétition figurative) et de diégèse (narration): «S’il est vrai, lit-on dans le Laocoon , que la peinture emploie pour ses imitations des moyens ou des signes différents de la poésie, à savoir des formes et des couleurs étendues dans l’espace, alors que celle-ci emploie des sons articulés qui se succèdent dans le temps; s’il est incontestable que les signes doivent avoir une relation naturelle et simple avec l’objet signifié, des signes juxtaposés ne peuvent représenter que des objets juxtaposés... de même que les signes qui se succèdent ne peuvent représenter que des objets successifs». Donc le référent est aussi le signifié, et la signification l’analogie du système des signes. Ainsi aucun système de signes (chacun posé dans son irréductibilité) ne peut traduire l’autre; l’objet de chaque système est ainsi reflété dans ses caractéristiques formelles, et toute critique d’art s’insérant dans ce rapport dure autant que l’ut pictura poesis . «Des objets qui se juxtaposent ou dont les parties sont juxtaposées s’appellent des corps. Donc les corps avec leurs qualités visibles sont l’objet propre de la peinture.» Le signe pictural est donc motivé par rapport à ce qu’il représente; on ne peut alors penser sa production que comme analogie et toute question portée sur la spécificité de ce type de signe n’entame jamais un problème de la signification: le sens est très exactement le «surcroît» du signe; il y a d’une part un signifié accolé mécaniquement, directement commandé par une mimèsis (la juxtaposition des parties), et il ne se probabilise historiquement que par une interprétation comme celle de Panofsky: la juxtaposition des parties, qui est chez Lessing la mécanique obligée d’un corps de signes plastiques, est refermée par la juxtaposition de données iconologiques composant un champ général d’intelligibilité des œuvres. À ce signifié purement physique est accolé le signifié transcendantal. Mais cette pratique «naturelle» du supplément de sens est peut-être avant tout un genre littéraire.

Critique d’art et littérature

Avant la véritable «invention» par Baudelaire d’une «pensée» du peintre («cette peinture, écrit-il de Delacroix, jette sa pensée à distance»), échappant sans doute pour la première fois à des normes d’expression, la grande critique de Diderot s’est constituée dans sa majeure partie (exception faite des pages sur Chardin, écrites comme une sorte de commentaire de l’effet, du rendu, du naturel) comme une critique du sujet: il y a une rhétorique du sujet à quoi correspond la pensée et qui doit obéir à un double système de figures d’expression et de figures de construction. C’est ainsi, dans le Salon de 1761, que Diderot corrige le Jugement de Pâris de J. B. Pierre en définissant une autre mise en scène et d’autres caractères (la composition est une combinaison de caractères). Lorsque la mise en scène n’est pas bonne, tout se passe comme si le critique ne pouvait ajouter son discours au geste des acteurs: «Toute composition dont on s’en tient à nommer le sujet, sans ajouter ni éloge ni critique, est médiocre. C’est bien pis quand on cherche le sujet et qu’après l’avoir appris et deviné on s’en tient à dire, comme devant La Guérison miraculeuse de saint Roch (A. Van Loo): «C’est un pauvre assis à terre, vis-à-vis d’un ange qui lui dit je ne sais quoi.» Dominée par une idée de la représentation, du théâtre figuratif, cette littérature a aussi explicité sur un objet qui l’innocentait ce qu’était, en sa figurabilité, la littérature.

La critique d’art n’a pas d’appareil scientifique; elle n’a pas non plus d’histoire, sinon comme idéologie, puisqu’elle est entièrement prise comme alibi de l’écriture et – singulièrement – comme alibi de substance: on ne peut aborder son histoire, que comme le dehors, violemment enfermé, de la littérature et de l’histoire de l’art. Nom d’une pratique sans concepts et qui est incapable de par son inféodation à un objet surinvesti de produire une méthode ou des concepts, elle dépend donc (et s’inscrit dans cette dépendance) de l’idée que la littérature est une instance compétente pour se prononcer sur un objet «plastique»; au titre, précisément, où l’on aborde toujours en l’espèce une pensée enfouie, produite au sens même de la représentation par un véritable «acte de dénégation»; «il y a des auteurs qui pensent; il y a des peintres qui ont de l’idée» (Diderot).

En dernière analyse, et s’il fallait en tenter une définition en dehors de l’histoire de l’art ou d’une sémiotique, on pourrait dire que la critique d’art ne relève pas d’une science ou d’une pratique théorique, qu’elle ne situe donc pas son objet déclarativement comme objet de connaissance, mais le considère en tant qu’il relève d’une pratique de l’interprétation.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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